Le doyen de la photographie africaine James Barnor.
L’histoire de ce mec là, elle s’étend sur plus de soixante ans, et il est presque discourtois de parler de lui avec l’appellation « mec », tant ce grand monsieur est non seulement une référence de taille dans la photographie africaine et dans la photographie tout court, mais aussi une personne d’une humanité et d’une bonté sans pareilles. James Barnor, c’est une mémoire vivante, le témoin d’une époque florissante entre le Ghana et le Royaume-Uni, où les soifs d’indépendance ont tutoyé la modernité et l’effervescence culturelle qui y sont apparues à partir des années 1960. Ses photographies, ses portraits, ses tirages documentaires sont autant de lumières sur les époques qu’il a traversé que le témoignage de l’immense travail qu’il a accompli.
Sur le chemin de l’indépendance
Né en 1929 à Accra, James Barnor se forme dans un premier temps à la photographie auprès de son oncle et de son mentor J.P.D Dodoo, qui lui apprennent les rudiments du portrait photographique. Au fil de ses rencontres, James Barnor découvre de nouvelles références sur le portrait et la modernité des postures qui se dessine petit à petit. En 1949, son historique premier studio de photo voit le jour sous le nom de « Ever Young », ironie du destin ce sera aussi le nom de sa première monographie, publiée en 2015 par les éditions de la galerie Clémentine de la Feronnière à Paris. Dans ce studio, c’est une jeunesse en quête de liberté et de découvertes qui se côtoie, ce sont des femmes et des hommes sensibles aux vents de l’indépendance, des figures de la vie publique locale ou de simples particuliers, des familles, qui échangent, sous l’œil bienveillant, chaleureux et enthousiaste de James Barnor. Ce dernier discute, place, photographie, puis redémarre la conversation là où on l’a laissée, tout en étant l’élément catalyseur d’échanges et de lien social entre personnes politiques, sportives ou issues des scènes artistiques. Une sorte de the place to be au cœur d’Accra, un endroit, un photographe qu’il faut avoir vu au moins une fois dans sa vie. Curieux de tout, James Barnor sait que les changements d’époque et d’ambiance se voient aussi dans la rue. C’est lui qui va photographier et ainsi documenter les moments qui vont précéder et amener à l’indépendance du Ghana en 1957. Il passe aisément de portraitiste à photojournaliste, captant avec la même empathie des instants clés de l’Histoire de sa nation, à l’aube d’un tout nouveau chapitre. À partir des années 1950, il travaille notamment pour le journal local Daily Graphic, puis pour Drum, un magazine sud-africain connu pour sa lutte anti-apartheid. Alors qu’il tisse des liens amicaux avec pratiquement toutes les personnes avec qui il travaille et dont il s’inspire, James Barnor est à la fin des années 1960 le témoin d’une société en mutation, fraîchement libérée de la colonisation et désireuse d’affirmer son identité. Un dynamisme et une ébullition qui se ressentent dans ses nombreux portraits et photographies de rue de cette période.
Ce bouillonnement, James Barnor va aussi aller en prendre la température sur un autre continent, dans un pays dont par la force des choses il se sent proche… le Royaume-Uni.
London calling
En 1959, James Barnor s’envole pour Londres avec l’idée de voir et de comprendre cette effervescence multiculturelle dont on parle sur l’autre continent. Comme à Accra, il devient de façon tout à fait naturelle témoin et photographe du Swinging London, cette époque grandiose où la création est au cœur de toutes les motivations. Musique, mode, cinéma, lettres… toutes les disciplines se mettent au diapason. Défigurées par la guerre, les rues de Londres deviennent le théâtre d’une exaltation incessante où les jeunes sortent, s’émancipent et créent un nouveau mode de vie. Là encore, les sportifs croisent les musiciens, les actrices posent avec les mannequins, et tout ce beau monde est immortalisé par James Barnor, toujours là avec le bon mot et ce regard malicieux. Lui qui, modestement, se surnomme « Lucky Jim ». C’est aussi à cette époque qu’il réalisera un nombre inestimable de portraits de la diaspora ghanéenne et africaine en Angleterre, qui permettent avec le recul de se rendre compte de l’influence de cette dernière sur le dynamisme de l’époque. Lui qui voulait initialement seulement partir pour 2 ou 3 ans, James Barnor va finalement rester plus longtemps non seulement pour peaufiner sa technique de la photographie mais aussi pour apprendre à tirer ses clichés en couleur. Il étudie alors au Medway College of Art, tout en travaillant pour le laboratoire de photo couleur Color Processing Laboratories, puis pour l’agence de matériel photo Agfa-Gevaert. Tirés en couleurs, ses clichés rendent davantage compte de cette ébullition, cette société en mouvance où les individus semblent eux aussi prendre des couleurs, où le plaisir devient nécessaire et où bien vivre devient la priorité.
L’art de la transmission
Fort de son expérience technique et artistique, James Barnor ne tarde pas à rentrer au Ghana pour installer et faire prospérer tout son savoir-faire en poche. En 1969, il inaugure le tout premier laboratoire de photographie couleur du pays. Figure locale incontournable, il installe un second studio photo en 1973 à Accra baptisé X23. Tout en continuant ses portraits et ses photographies de rue, il devient au même moment le photographe officiel du gouvernement ghanéen. Alors que les années 1970 laissent place aux années 1980, que la fièvre créatrice portée par l’indépendance des uns et l’émancipation des autres s’est essoufflée et que l’ordre du monde n’a pas perdu sa main mise sur les conflits mondiaux, James Barnor lui reste ancré malgré tout aux époques qu’il traverse. Sa reconnaissance par le monde de l’art sera très tardive, lui qui n’a jamais cherché la lumière autre que celle de ses studios, pour éclairer toutes ces personnes qu’il a photographiées, immortalisées et pour témoigner encore et toujours, de leur histoire respective, de leurs histoires communes. Animé par une véritable intention mémorielle, il confie à partir de 2015 la gestion de l’intégralité de ses archives à Clémentine de la Feronnière, sa galeriste en titre basée à Paris. L’ensemble de son travail doit contenir environ 32 000 négatifs selon Clémentine de la Feronnière, et ce sont autant de récits qu’il est encore capable de narrer aujourd’hui à bientôt 94 ans.
En 2021, c’est la Serpentine Gallery à Londres qui lui consacre sa première grande rétrospective, menée par le commissaire émérite Hans Ulrich-Obrist accompagné de Lizzie Carey-Thomas et Awa Konaté. Les Rencontres de la Photographie de Bamako en 2018 puis les Rencontres d’Arles en 2022 avec une exposition au sein de la Fondation LUMA viennent fleurir ce qui est déjà un parcours exceptionnel. Ses photographies font d’ailleurs partie des collections permanentes d’institutions de renommée internationale comme le MoMA à New-York, la Tate à Londres, le Centre Pompidou ou le Quai Branly à Paris pour ne citer qu’elles.
C’est l’histoire d’un mec qui a traversé les temps avec son appareil photo et qui est resté dans chaque esprit avec son sourire.
C’est l’histoire d’un mec qui montre à travers ses photographies ce qu’ont été des tendances, des forces de création, et qui nous aident parfois à comprendre le monde d’aujourd’hui.
C’est l’histoire d’un mec qui ne s’est jamais lassé d’apprendre et de comprendre.
C’est l’histoire d’un mec, ou plutôt d’un grand monsieur.
Crédit photo : James Barnor © Portrait Renaud Monfourny