Gustave Caillebotte, "Les raboteurs de parquet", 1875 (peinture à l'huile)

Tous au charbon

On connaît la chanson… le travail c’est la santé.

Sujet sensible du moment voire clairement explosif… le temps passé au travail. Ah le travail ! Oui le travail, le travail comme ce qui nous constitue, le travail comme moyen de reconnaissance… le travail, cet élément structurel et indispensable, poumon de notre société. Le travail, c’est ce dont on doit se justifier en premier face à autrui. Quand on est petit c’est « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? » et quand on est grand c’est « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? ». Pour réussir dans notre société et surtout pour y vivre, il faut donc choisir et/ou trouver un travail. Pour cela il faut se former, idéalement en suivant des études, qui plus elles sont longues, plus elles permettent d’avoir en théorie une bonne situation. Une bonne situation, c’est quoi ? Bien gagner sa vie, avoir un travail qui paie assez bien pour faire autre chose que payer son loyer ou son prêt immobilier, ses courses et les factures du quotidien. Le travail est ainsi essentiel pour vivre. Pas de travail, pas d’argent. Et pas d’argent, pas de vie. Vivre pour travailler. Et travailler pour vivre. Dans certains cas, travailler pour survivre plutôt que pour vivre. C’est accepté et c’est comme ça : nous passons environ 80% de notre temps au travail. Ce travail dans lequel il faut tout donner pour financer les 20% restants : la famille, les amis, les loisirs, les voyages et autres divertissements permis on non par notre salaire à la fin du mois. Bosser, tafer, trimer, turbiner, besogner, aller au charbon… tant de verbes et d’expressions pour signifier cette action qui nous définit en tant qu’individu dans la société. 

« À force de tricoter leur mythologie, les vieux en oubliaient la réalité. Des vies brisées par le boulot, des corps rognés, tordus, des existences écourtées, des horizons minuscules. » 

Nicolas Mathieu « Aux animaux la guerre », 2014

De plus, le travail que l’on exerce nous range souvent dans une catégorie ou dans une autre. Il peut en dire énormément sur nous, notre personnalité mais aussi notre parcours. Un travailleur à l’usine n’a pas la même résonance qu’un travailleur du tertiaire. Il y a donc intérêt à être bon non seulement parce qu’on y passe le plus clair de notre temps mais aussi parce que nos relations sociales peuvent en dépendre. D’autre part, le travail c’est aussi et surtout l’approche que nous entretenons nous-même avec lui. Il y a deux écoles : ceux qui bossent par passion et qui ont besoin de briller dans leur carrière professionnelle, qui lui consacre toute leur énergie et le plus clair de leur temps. Ou ceux qui n’en ont finalement pas grand-chose à faire de cette tâche, pour qui tout ce qui compte c’est la maille qui tombe sur le compte en banque et qui va permettre de passer ou non du bon temps, même minoritaire. Vivre à travers son boulot ou vivre en dehors de son boulot, chacun fait comme il peut. Certains sont plus gâtés que d’autres, partent avec des avantages ou de rien, chacun en tout cas a bien dû un jour se mettre au travail. 
Seulement voilà, il y a 3 ans, l’arrivée du Covid et sa pandémie mondiale ont changé la donne. Incroyable mais vrai, le rapport au travail a été bousculé. Pour faire simple, alors que nous avons tous dû nous arrêter de travailler ou au mieux le faire depuis chez nous, certains se sont clairement rendu compte que leur travail était pourri, pour ne pas dire autre chose. Certains ont réalisé à quel point ils y laissaient leur santé, mentale et/ou physique. Certains ont pris conscience du temps passé à travailler pour du vent, pour satisfaire des supérieurs enivrés du peu de pouvoir que la vie leur donne, qui ne savent plus expliquer leur rôle dans l’entreprise et qui ne voit même pas les résultats de leur travail, noyés dans une technicité accrue et l’optimisation économique. Résultat : des burn-out (dépression), des bore-out (ennui), des brown-out (perte de sens), des démissions, des départs anticipés, des ruptures conventionnelles, des négociations acharnées sur le télétravail, des départs encore et des reconversions. Par ailleurs, jamais il n’y a eu autant de nouveaux métiers qui se sont créés. Car au moment où l’on se rend compte que travailler n’est finalement pas la finalité de notre existence, l’on créé des nouveaux métiers aussi vides de sens que pleins d’originalité. C’est ainsi que des happiness managers sont apparus aux côtés des déjà nombreux coach de vie en tout genre, des cultivateurs de bien-être, des directeurs de résilience ou encore des happy-culteurs (non ce n’est pas une blague). Outre ces exemples, des minorités ont pu plus sérieusement changer de travail et aller vers quelque chose qui collait plus à cette envie unanime de prendre le temps de vivre et de ne plus être tributaire du temps que notre travail nous laisse pour profiter de la vie. Si les travailleurs en majorité restent bloqués par l’éternelle nécessité de bosser pour vivre il n’empêche que ce n’est plus uniquement la priorité, même s’il n’y a pas le choix. Est-ce si terrible, l’envie de profiter de la vie atteint de plus en plus de monde…
Alors quand une réforme arrive au sujet des retraites, dont le point fondamental est de reculer l’âge légal de départ à la retraite de deux ans, forcément, ça fait tache. Forcément, ça fait défaut. Comment imaginer que des travailleurs déjà fatigués et désabusés, comment penser que des jeunes déjà désillusionnés sur leur avenir vont accepter que juste parce que l’on vit plus longtemps, il faut travailler plus longtemps ? C’est donc notre seule condition, notre travail ? Il n’y a pas moyen d’exister autrement ? Travailler pour payer, d’accord, pas d’autre choix toute façon. Mais travailler toute sa vie et ne pas en profiter avant qu’elle ne se termine ?  Vraiment ? C’est Annie Ernaux qui décrit le mieux cette situation dans un texte intitulé « Relever la tête » publié en février 2023 dans le Monde diplomatique.

L’âge légal du départ à la retraite est devenu une variable d’ajustement d’intérêts économiques. Et c’est cela qui est en jeu aujourd’hui : la conscience que l’État a tous les droits sur la vie des citoyens et peut reculer à sa guise le moment où l’on pourra enfin jouir de l’existence. »

Annie Ernaux « Relever la tête » Le Monde diplomatique, février 2023

Dans ce qui s’apparente à une lutte digne d’un David contre Goliath, difficile de savoir si un jour l’homme pourra demeurer autrement dans une société que via son travail et le temps qu’il y aura passé. S’il faut se satisfaire du nécessaire, il faut aussi s’estimer chanceux quand on peut renoncer à des tâches ingrates quand la vie nous le permet. Et pour les autres, il faut faire preuve d’énormément de courage. Ce sont les nouveaux directeurs de résilience qui doivent avoir du boulot…

Crédit photo : Gustave Caillebotte, « Les raboteurs de parquet« , 1875 (peinture à l’huile)


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