Comment raconter une œuvre sans trahir l’artiste ?
Troisième volet de la série Inside et pierre angulaire de toute mon activité : raconter une histoire au plus près de celui, de celle ou de ce qu’elle incarne.
C’est très honnêtement ce que je préfère par dessus tout, m’intéresser aux autres, à leurs histoires, leurs expériences, leurs accomplissements, leurs réussites comme leurs échecs. Écrire ce qu’ils ont à dire. Peut-être parce que moi je n’ai rien d’intéressant ou de percutant à partager, mais ça c’est un autre sujet. Très tôt, j’ai non seulement découvert le pouvoir des mots et leur cure, mais aussi l’incroyable pont qu’ils permettent de créer entre une idée et ce que son exposé peut apporter aux autres. Le récit d’une histoire peut avoir un impact anecdotique ou carrément un effet libérateur et être un élément déclencheur chez quelqu’un. Dans le domaine des arts, pour ceux qui regardent ce qui est créé, tout n’est qu’interprétation. Les mots sont non seulement l’outil naturellement indispensable pour décrire mais il s’agit aussi et surtout de ne pas rendre encore plus savant ce qu’il l’est déjà avec une prose érudite qui peut s’écarter du but initial — à mon humble avis — transmettre sans écorcher.
Raconter une œuvre, c’est une rencontre et un chemin semé d’étapes fascinantes, où faire abstraction de son impression chevauche le fait de concrétiser par l’écrit une idée.
Observer, écouter
C’est certainement la phase la plus excitante, rencontrer l’artiste. Dans son atelier, dans son environnement de création, dans sa zone de confort. S’il n’est pas en phase de représentation, c’est encore mieux. Par exemple, j’ai pu constater qu’il est toujours plus serein d’interviewer un artiste à son atelier que lors d’une foire ou un vernissage où il est exposé, et où défile naturellement pléthore de journalistes ou de critiques qui ont un papier à écrire. Sans grande surprise, l’idée est que tout le monde et l’artiste avant tout soit en confiance. Car qui dit confiance, dit propension à parler de ce qui l’anime et le pousse à créer. Ce contrat de confiance paraît bateau mais il est pourtant aussi important que son évidence.
Une fois la rencontre amorcée et l’entretien lancé, l’on s’attache souvent à poser les questions que l’on a préparé, selon l’idée que l’on s’est faite de l’œuvre et du parcours de l’artiste à travers des recherches préalablement effectuées. Et souvent là encore, ça s’écarte, ça dérive, ça part dans l’inconnu et c’est là que la magie opère. Finalement ce n’est plus l’intervieweur qui guide le récit mais l’artiste, il suffit de l’écouter activement, c’est à dire rebondir sur ses dires si nécessaire pour pousser le questionnement ou ouvrir d’autres pistes de réflexion. C’est un échange, mais c’est toujours l’artiste qui a le dernier mot.
Analyser, mettre en résonance
C’est parfois là que ça se corse car comme évoqué plus haut, écouter le récit d’une œuvre pour transmettre son leitmotiv par les mots, est inévitablement sujet à interprétation. Dans le domaine des arts comme ailleurs, l’on est souvent tenté de mettre une œuvre en résonance avec d’autres, avec une tendance, un mouvement, avec ce qui a déjà été fait ou ce qui aurait pu être fait. Il est facile de se perdre dans ces oscillations même si elles font partie du processus et peuvent quelquefois amener vers de nouveaux horizons insoupçonnés par l’artiste lui-même. D’une manière générale, il faut s’en tenir au récit tout en ouvrant le champ des possibles, c’est un travail d’équilibriste qui en vaut largement la chandelle.
Transmettre, vulgariser
C’est à ce moment que se juxtaposent deux phases de création : celle de l’artiste et la nôtre, le récit de son histoire. Objectif : relater sans déformer.
L’artiste nous a donné la matière, le témoignage de ce qu’il a créé, ce qu’il a voulu évoquer, éclairer, dénoncer, creuser, théoriser, honorer, provoquer. Il s’agit maintenant de transmettre les clés de son œuvre avec clarté et pour ma part avec générosité. Car sans grandiloquence ni excès de zèle, ce qui a véritablement du sens pour moi dans cet exercice c’est de communiquer des histoires accessibles au plus grand nombre. Que le public de destination soit averti ou novice, l’idée est de se servir des mots pour présenter les idées et les concepts portés par l’artiste, cependant nul besoin de complexifier ni d’intellectualiser davantage ce qui donne déjà matière à réflexion. À l’heure où la langue française et l’écriture sont mises en difficulté par le tout numérique, les mots doivent rester à portée, il en est du confort et de l’appréciation de tous. Car qu’est-ce qu’un propos si seul celui qui le formule le comprend ? Quel est l’impact quand l’information est intelligible et abordable pour beaucoup voire tout le monde ? Il n’est pas ici question de baisser le niveau de son exposé, simplement de prendre garde à pas y ajouter des formules savantes inutiles.
Par ailleurs, c’est quand l’artiste salue notre récit à propos de son œuvre que l’on sait que le travail a été bien fait. Car avant d’être accessible et captivante, cette histoire qui est celle de l’artiste doit avant tout lui plaire à lui. Et ainsi, la mission est accomplie.
Crédit photo : © Jan Vermeer « L’atelier » ou « L’art de la peinture » 1666